Affaire Blue Bridge : se démasquer en toute impunité

16 février 2023
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« La vanité, l’appât du gain et le mépris qu’elles entretiennent les unes pour les autres les amènent à s’adresser au Tribunal et à se moquer des conséquences d’un procès public qui permet d’exposer au grand jour leur participation à un stratagème d’évitement fiscal abusif ou d’évasion fiscale, voire peut-être même de fraude fiscale face au fisc français »

Nouveau chapitre dans la saga judiciaire Blue Bridge. La firme montréalaise de gestion de patrimoine, soupçonnée depuis des années d’aider de riches contribuables français à éviter de payer leur juste part d’impôts en France, vient d’être déboutée dans une cause de droit privé l’opposant à certains de ses anciens collaborateurs. L’affaire, qui ne mettait donc pourtant pas en cause la légitimité des opérations de Blue Bridge, a cependant permis au juge d’entrevoir un vaste stratagème de planification fiscale qui s’apparente, selon lui, à de l’évasion fiscale. Étourderie ou accès d’hybris, l’affaire fait depuis sa révélation les choux gras des sections économiques des quotidiens, où l’on s’explique mal qu’une équipe de gestionnaires de patrimoine ait pu mettre en péril la fortune cachée de ses riches clients.

Outre-Atlantique, c’est le recours aux fameux trusts, curieuses créatures du droit commercial anglo-saxon, qui retient avant tout l’attention. Le trust, rappelons-le, c’est cet acte juridique par lequel un individu (le settlor) transfère « irrévocablement » la propriété d’une partie de ses biens à une autre personne (le trustee), chargée de les administrer au profit d’un tiers (le bénéficiaire). Outil notoire de planification fiscale agressive, le trust a récemment fait l’objet – sous le nom de « fiducie » – d’une tentative d’intégration par le droit privé français, qui a cependant refusé de suivre le régime anglais jusque dans ses ultimes implications. Le trust en effet, au contraire de la fiducie française, ne soumet pas ses acteurs à une obligation d’inscription auprès de l’État, ce qui est particulièrement efficace pour cacher des biens aux yeux des autorités fiscales.

Pour aller plus loin : visionnez la conférence introductive de notre invité Ghislain Brissette sur la fiducie en droit québécois

Entre son constituant, son administrateur et son bénéficiaire, le trust tisse ainsi une toile opaque qui instaure un degré d’anonymat juridique et fiscal tel qu’il demeure illégal aux yeux du droit fiscal français. Grâce à ces trusts, les gestionnaires de Blue Bridge ont ainsi pu repousser pendant des années les questions insistantes du fisc français, faisant au passage économiser à leurs clients des millions d’euros au titre du défunt Impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

 

« Le Canada est-il devenu un paradis fiscal ? »

Si cette question, lâchée par le juge Bernard Synnott en ouverture de son jugement-fleuve, doit inviter à la nuance, force est cependant de constater qu’elle n’est pas dénuée de fondements. Il y a bel et bien, dans cette manière « créative » qu’ont les gestionnaires de Blue Bridge d’administrer les trusts canadiens de leurs richissimes clients français, quelque chose qui évoque la fabulation par laquelle les multinationales s’autorisent à délocaliser leurs profits vers de minuscules juridictions sises au milieu de l’océan.

Car au-delà de leur cadre enchanteur, l’attrait des paradis fiscaux réside dans leur singulière aptitude à altérer la nature des choses, de manière à faire passer pour tout à fait acceptable ce qui constituerait autrement un affront au bon sens. Par des artifices juridiques et financiers, des opérateurs agissant pour le compte de sociétés anonymes trafiquent, blanchissent, occultent, faisant ainsi passer pour légitime ou non imposable ce qui précisément est le contraire.

De même, les biens gérés en trust par Blue Bridge apparaissent si détachés de leurs acteurs réels qu’il devient difficile de retracer leurs bénéficiaires effectives. L’intégrité de l’institution du trust repose, en principe, sur l’impossibilité pour un même individu d’être à la fois settlor et bénéficiaire, de sorte qu’il ne puisse jouir de ses actifs sans payer une contrepartie d’impôts proportionnelle. Or, la complaisance du régime juridique canadien en la matière, accentuée par les pratiques troubles des gestionnaires de Blue Bridge, confère – durant un certain temps, du moins – un air de légalité à ce qui pourtant s’apparente à de l’optimisation fiscale répréhensible.

De quoi, donc, composer du Canada une image qui tranche nettement avec celle de good guy que souhaiterait se donner le pays. Cela n’est cependant guère surprenant puisque, comme le rappelait en 2021 le Tax Justice Network, ce sont les pays à revenu élevé qui s’avèrent responsables de l’immense majorité des recettes fiscales mondiales perdues chaque année. Et le Canada n’est pas en reste : 10e mondial au titre des pertes fiscales infligées, notre Confédération attire chaque année des dizaines de milliards en bénéfices générés ailleurs sur le globe grâce à son régime fiscal avantageux pour les entreprises. Si donc le Canada n’a certes pas tous les attributs du paradis fiscal – et ne saurait, à ce titre, être qualifié de tel –, il présente néanmoins des avantages fiscaux que ne renieraient pas certaines juridictions complaisantes.

Pour contrer cette tendance, il faudra cependant cesser de compter sur la seule suffisance des contrevenants fiscaux qui, à l’instar de la firme Blue Bridge, dévoilent leurs stratagèmes sur la place publique. Les scandales liés aux Pandora papers, Swiss Leaks et autres fuites de documents financiers ont achevé de démontrer la réalité et – surtout – l’ampleur du phénomène de l’évitement fiscal. Depuis des années, des chercheurs et des organismes non gouvernementaux travaillent ainsi à l’élaboration d’outils – tels que la déclaration pays par pays, le registre des bénéficiaires ultimes ou même l’imposition unitaire des sociétés – offrant une perspective globale du phénomène de l’évitement/évasion fiscale.

L’approche fragmentaire, qui caractérise encore l’action d’une majorité de pays développés dans le champ de la justice fiscale, ne rend cependant pas justice à ces outils, témoignant au contraire d’un manque de volonté généralisée de mettre fin à l’injustice. On en est donc à se demander combien de nouvelles affaires Blue Bridge il faudra avant que le Canada accepte de se donner les moyens de démasquer les acteurs de l’évitement fiscal. D’ici là, les contrevenants pourront continuer de se donner en spectacle sur les scènes de notre système judiciaire.