Encaisser c’est reprendre ce qui nous est dû, c’est aller chercher les montants qui ont été volés à la société.
Depuis des années, nous avons fait les frais des coupes de services publics, des coupes dans les programmes sociaux ; il faut renverser la tendance. Le piètre état de nos services publics a, entre autres, pour cause l’incapacité des gouvernements à aller récupérer l’argent évadé et illégitimement évité. Pourtant, les pertes imposées par l’évasion et l’évitement fiscal dépassent l’entendement.
Perte de 230 milliards $ par année due à des investissements des particuliers dans les paradis fiscaux.
Perte entre 615 et 740 milliards $ année après année dans les coffres des États dans le monde dû à l’utilisation des paradis fiscaux par des entreprises.
Ces montants n’incluent pas les pertes fiscales dues à l’évitement fiscal ni celui des pertes engendrées par l’abaissement du taux d’imposition que les États ont mis en place pour éviter l’érosion des capitaux nationaux.
Encaisser : nos demandes
Limiter et encadrer les règlements hors cour
Il est essentiel de mieux encadrer la possibilité de conclure des ententes à l’amiable dans les cas de fraude fiscale avérée afin de rétablir la confiance envers les institutions publique et le système judiciaire canadiens.
L’ARC conclut parfois des ententes avec des contribuables suspectés d’avoir fraudé l’impôt afin d’éviter les frais juridiques associés à un procès. Ces ententes ont pour but de récupérer une partie des sommes d’impôt non payées. En échange, aucune poursuite ne sera menée. Comme ces ententes demeurent secrètes, il est impossible de savoir quelle est l’importance de la fraude et quels montants sont récupérés.
L’affaire KPMG est emblématique à cet égard. Dans cette affaire, l’ARC a offert aux clients de KPMG qui ont fraudé l’impôt l’amnistie générale avec des règlements hors cour en échange de la confidentialité de l’information et de l’anonymat des coupables19. On ignore toujours pourquoi l’ARC a procédé de la sorte, alors qu’elle avait tous les éléments pour entamer des poursuites.
Or, si les ententes à l’amiable peuvent apparaître comme une bonne affaire, elles envoient au contraire un très mauvais signal à l’ensemble des contribuables canadiens : il peut être payant de faire de l’évasion et de l’évitement fiscal. Ces ententes donnent aussi l’impression qu’il existe deux justices, l’une pour les plus riches et l’autre pour le reste de la population. De plus, cela ne peut être une stratégie acceptable qu’à court terme, puisqu’à long terme, on aurait intérêt à créer des précédents juridiques coûteux et à les rendre publics. Ces poursuites mettraient au pas les entreprises et les individus susceptibles de tenter le coup de l’évitement fiscal.
En finir avec la double non-imposition
Que ce soit grâce à des lois canadiennes permissives ou grâce à des conventions fiscales et accords d’échange de renseignements fiscaux (AÉRF) signés entre le Canada et un paradis fiscal, des contribuables et entreprises canadiennes sont capables de rapatrier au Canada des revenus et des profits déclarés dans un paradis fiscal sans qu’ils soient assujettis à l’impôt. Il est plus que temps que le gouvernement du Canada ferme ces échappatoires fiscales.
Abolir la double non-imposition demande une réforme en 3 étapes :
A. Changer les lois fiscales pour assujettir à l’impôt les revenus et les profits déclarés dans un paradis fiscal et rapatriés au Canada
Les lois fiscales canadiennes sont insuffisantes pour adéquatement percevoir tous les impôts sur les revenus et profits déclarés par les contribuables canadiens à l’international. Actuellement, les lois permettent à un contribuable qui déclare des revenus et des profits dans un paradis fiscal de les rapatrier dans certains cas au Canada tout en étant exonéré d’impôt20. Autrement dit, l’ARC peut difficilement imposer et recouvrer les sommes déclarées par un contribuable ayant recours à un paradis fiscal. À ce titre, il faut changer les lois fiscales pour assujettir à l’impôt toutes les sommes et tous les profits déclarés dans un paradis fiscal et rapatriés au Canada.
Un fort consensus social existe déjà pour la réalisation de cette revendication. D’une part, une motion unanime qui reprend cette demande a été adoptée le 14 avril 2016 par l’Assemblée nationale. De plus, la Commission des finances publiques du Québec a recommandé cette solution (recommandation 31) dans son rapport « Le phénomène du recours aux paradis fiscaux » en mars 2017. Finalement, tant le Bloc Québécois que le Nouveau Parti Démocratique défendent cette position.
B. Revoir les conventions fiscales signées par le Canada avec des paradis fiscaux
En plus de nos lois, il faut également revoir les conventions fiscales effectives entre le Canada et des pays tiers. Plus précisément, c’est le principe de la non double imposition qui est ici visé. Les conventions fiscales que le Canada signe avec d’autres pays contiennent souvent des clauses de non double imposition. Ces clauses ont pour objectif de ne pas imposer deux fois les profits des entreprises pour les mêmes activités, ce qui a du sens. Par exemple, une multinationale canadienne qui aurait des activités dans un autre pays comme l’Allemagne ou les États-Unis, lié par une convention de non double imposition avec le Canada verrait ses activités étrangères imposées soit au taux d’imposition du Canada, soit au taux d’imposition du pays étranger.
Cependant, le Canada entretient plusieurs liens diplomatiques et fiscaux troublants avec des paradis fiscaux notoires. Les clauses de non double imposition des conventions fiscales sont beaucoup moins sensées quand elles lient le Canada avec de tels états où la fiscalité est presque nulle. Dans ce cas, ces clauses deviennent des clauses de double non-imposition ! En effet, les conventions fiscales permettent aux entreprises de profiter de la quasi-absence d’impôt dans ces pays pour y déclarer leurs profits, souvent sans corrélation directe avec l’activité économique réelle qui y est effectuée. Elles n’ont pas à payer d’impôt sur profits qu’elles rapatrient ensuite au Canada, puisqu’en théorie, ces profits ont déjà été imposés dans le paradis fiscal.
C. Abolir les clauses de non double imposition dans les AÉRF
En plus des conventions fiscales en tant que telles, le Canada a aussi développé de nombreux Accords d’échange automatique de renseignements fiscaux (AÉRF). Les AÉRF ont pour mission de faciliter les échanges d’information fiscale entre le Canada et le pays signataire de l’accord. Cela dit, plusieurs AÉRF avec des paradis fiscaux incluent des clauses de non double imposition et permettent ainsi aux contribuables de rapatrier au Canada des gains déclarés dans ces paradis fiscaux sans avoir à payer d’impôt ! À ce jour, le Canada a signé vingt‑quatre AÉRF21 avec des paradis fiscaux.
En d’autres mots, par le biais de ces accords, le Canada a combattu les paradis fiscaux… en les rendant légaux ! Pour en finir avec l’usage excessif de la double non-imposition, qui permet aux fortunes et aux multinationales de manipuler leurs opérations pour déclarer leurs gains à l’étranger dans le but de contourner l’impôt, il est temps de faire un grand ménage dans les conventions fiscales et les AÉRF canadiens et d’éliminer ceux qui permettent aux fortunes et aux entreprises de se soustraire légalement à l’impôt canadien.
Imposer adéquatement les entreprises multinationales
Contrairement à la proposition de l’OCDE qui établit un taux minimal de 15 %, le Canada doit avoir un taux d’imposition effectif des multinationales d’au moins 25 % et faire la promotion d’un tel minimum à l’international.
Le projet d’un impôt global minimal des entreprises multinationales a principalement deux objectifs. D’une part, il vise à s’assurer que les multinationales paient leur juste part d’impôt dans les pays où ils réalisent leurs activités économiques au lieu de déclarer leurs juteux profits dans des législations à faible taux d’imposition ; c’est le volet « impôt global ». D’autre part, le projet vise à mettre un frein à la « course vers le bas » (race to the bottom22) qui consiste en la compétition que se livrent les États afin de capter les investissements des multinationales, c’est le volet « impôt minimal ». Cette compétition peut prendre la forme d’une baisse de l’imposition, d’une déréglementation (sociale, écologique, etc.), de l’offre d’un avantage fiscal ou autre (subvention des salaires), etc.
La proposition adoptée par l’OCDE qui établit le taux d’imposition minimal global à 15 % ne permet malheureusement pas de réaliser adéquatement ces deux objectifs.
D’abord, la proposition a pour conséquence de normaliser le recours à des stratagèmes de délocalisation afin de réduire la charge fiscale d’une multinationale. Si un taux d’imposition minimal de 15 % permet d’envisager la fin des paradis fiscaux traditionnels qui avaient des taux d’imposition en bas de 5 %, il n’en reste pas moins qu’en se situant à 10 points de pourcentage en bas de la moyenne des pays de l’OCDE, un tel taux d’imposition envoie le message suivant : en déclarant vos profits ailleurs, il vous est possible d’épargner beaucoup d’argent. Comme l’explique l’économiste Thomas Piketty, la proposition de l’OCDE est « ni plus ni moins […] l’officialisation d’un véritable permis de frauder pour les acteurs les plus puissants23. »
De plus, un tel écart entre le 15 % proposé et le 25 % qui est le taux moyen d’imposition dans les pays de l’OCDE ne permet pas de freiner la course vers le bas, mais indique plutôt que les pays de l’OCDE possèdent encore une marge de 10 % pour se faire compétition alors que les effets néfastes de la course vers le bas fait déjà des ravages dans les finances publiques, dans les services de santés et d’éducation, etc. Sans compter la compétition déloyale qu’il provoque envers les entreprises domestiques de plus petite taille.
Finalement, si ce sont les pays riches qui perdent la plus grosse somme d’argent dans cette compétition fiscale, ce sont les pays les moins nantis qui sont les plus affectés, car leurs pertes correspondent à un plus grand pourcentage de leur PIB. Comme le souligne l’ICRICT : « Un taux minimum mondial d’imposition des sociétés de 25 % rapporterait près de 17 milliards de dollars de plus aux 38 pays les plus pauvres du monde (pour lesquels des données sont disponibles) qu’un taux de 15 %. Ces pays abritent 38,6 % de la population mondiale24. » Cette mesure est, non seulement, nécessaire pour envisager le début d’une justice fiscale à l’intérieur de cette réforme de la fiscalité internationale, mais également nécessaire pour démontrer que les pays les plus riches et les plus puissants ne réforment pas la fiscalité internationale avec en tête leurs seuls intérêts égoïstes.
Abolir les problèmes liés aux prix de transfert en mettant en place la taxation unitaire des entreprises
La taxation unitaire propose de réformer la fiscalité internationale des sociétés multinationales afin de les imposer sur la base de leur profit global plutôt que sur celui qui est réalisé dans chacune de leurs filiales. Les impôts à payer dans chaque pays seraient déterminés par une formule de répartition à définir en fonction de l’activité économique de chaque multinationale dans ces pays. Le Canada devrait se faire le porteur de cette idée sur la scène internationale.
Quel est le problème ?
Actuellement, chaque filiale d’une société multinationale est imposée comme étant une entité distincte. Cela permet aux multinationales d’organiser leurs affaires et de procéder à des transactions entre l’ensemble de leurs filiales afin de minimiser leurs factures globales d’impôt.
Il s’agit de ce qu’on appelle la manipulation des prix de transfert. Les prix de transfert sont les prix que se facturent entre elles les filiales d’un même groupe multinational. En optimisant abusivement les opérations des filiales relevant d’une même multinationale, cette dernière peut déclarer artificiellement une bonne partie de ses profits dans des paradis fiscaux et minimiser grandement les impôts à payer. Pourtant, chaque groupe multinational constitue en réalité une seule et même entreprise, peu importe le nombre de filiales et de personnes juridiques qui la composent. Les multinationales devraient donc être imposées comme une entreprise unique.
Par exemple, Google, en 2018, a détourné près de 20 milliards € de revenus qui auraient dû être imposés sur le continent européen. Grâce à des stratagèmes qui utilisent les lois fiscales de divers pays européens, Google a manipulé ses opérations afin de déclarer le pactole aux Bermudes et n’aura pas à payer d’impôt !
Quelle est la solution ?
De plus en plus de spécialistes, comme ceux de l’ICRICT25, proposent de réformer la fiscalité internationale des sociétés multinationales afin de les imposer non pas sur les profits de chacune des filiales du groupe, mais plutôt sur la base du profit consolidé de la multinationale. C’est ce qu’on appelle le système de la taxation unitaire des sociétés multinationales.
Comment ça marche ?
Avec un système d’imposition unitaire, les impôts payés par une multinationale sur ses profits consolidés seraient répartis entre les pays dans lesquels cette multinationale fait affaire.
Cette répartition serait effectuée sur la base d’une formule qui prendrait en compte divers facteurs tels que les ventes, les actifs et le nombre d’employé·e·s par pays. L’idée est de répartir les impôts perçus globalement entre chaque pays en fonction des activités réelles que la multinationale y exerce.
Il ne serait donc plus possible pour une multinationale d’optimiser ses opérations pour faire déclarer ses profits dans un paradis fiscal puisqu’elle serait imposée à la hauteur de ses profits réalisés dans l’ensemble des pays où elle est active.
Quels sont les avantages de l’impôt unitaire ?
- L’impôt unitaire simplifierait les règles fiscales internationales et mettrait un frein à la concurrence fiscale entre les États.
- L’impôt unitaire réduirait de beaucoup l’intérêt de recourir aux prix de transfert et à l’évitement fiscal en utilisant les paradis fiscaux.
Il s’agit d’une solution radicale et audacieuse. Si le Canada ne doit pas attendre l’instauration de l’imposition unitaire pour agir sur d’autres fronts, il devrait malgré tout en faire activement la promotion. Il ferait ainsi preuve d’audace et de leadership sur la scène internationale.
- Frédéric Zalac, Harvey Cashore. « Les intouchables : l’affaire KPMG camouflée à Ottawa ? », mars 2017.
- Le paragraphe 95(1) et le règlement 5907 de la Loi sur l’impôt sur le revenu disposent de définitions légales qui déterminent quand un contribuable ayant des revenus à l’étranger est exonéré d’impôt. Il serait possible de modifier ces articles afin que tout contribuable qui a droit à un avantage fiscal dans un paradis fiscal ne soit pas exonéré d’impôt au Canada. Loi de l’impôt sur le revenu. PARTIE I Impôt sur le revenu ; SECTION B Calcul du revenu ; SOUS-SECTION I Actionnaires de sociétés ne résidant pas au Canada, ¶95(1.) Règlement de l’impôt sur le revenu. Partie LIX Sociétés étrangères ; §5907 Interprétation
- Gouvernement du Canada, ministère des Finances du Canada. Accords d’échange automatique de renseignements fiscaux, juillet 2014.
- Pour comprendre l’étendue du phénomène, regardez le documentaire de Brigitte Alepin Rapide et dangereuse : une course fiscale vers l’abîme.
- Thomas Piketty. « Le G7 légalise le droit de frauder », Le blog de Thomas Piketty, juin 2021.
- ICRICT. Accord du « cadre inclusif » du G20/OCDE sur la fiscalité des multinationales : une nouvelle occasion manquée, juillet 2021.
- ICRICT. Une feuille de route pour améliorer les règles d’imposition des multinationales : Un avenir plus équitable pour la fiscalité mondiale, février 2018.