Crise de l’inflation : freiner la « locomotive » de l’évitement fiscal

26 octobre 2022
PARTAGER L’ARTICLE

Le collectif Échec aux paradis fiscaux lançait en juin dernier la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser ».

Chacun de ces trois piliers nous permet de mettre en lumière l’actualité au sujet de l’évasion et l’évitement fiscal en tissant un fil rouge à travers la multitude bigarrée de nouvelles, de dépêches, de faits divers.

L’infolettre d’Échec aux paradis fiscaux développe, au fil de l’actualité, une courtepointe qui présente l’étendue des enjeux liés à la lutte pour la justice fiscale.

Ce mois-ci, la chronique «Crise de l’inflation : freiner la « locomotive » des paradis fiscaux» vous propose une réflexion sur la protection de notre régime fiscal et la possibilité d’«Encaisser» les impôts sur les superprofits.

 

ENCAISSER c’est reprendre ce qui nous est dû, c’est aller chercher les montants qui ont été volés à la société.

Depuis des années, nous avons fait les frais des coupes de services publics, des coupes dans les programmes sociaux ; il faut renverser la tendance. Le piètre état de nos services publics a, entre autres, pour cause l’incapacité des gouvernements à aller récupérer l’argent évadé et illégitimement évité.

Pourtant, les pertes imposées par l’évasion et l’évitement fiscaux dépassent l’entendement.

L’efficacité de la lutte contre le recours aux paradis fiscaux fait, depuis quelques années, l’objet d’une vive contestation dans les médias. Les journalistes, accoutumés sans doute par les années d’inaction gouvernementale, n’hésitent plus à rappeler aux acteurs politiques le piètre bilan des récents efforts de lutte contre les paradis fiscaux.  Sommes inexactes, manque de volonté politique ou habiles fiscalistes – les raisons de disqualifier les mesures prises à l’encontre des manœuvres d’évitement fiscal ne manquent pas et inspirent, au sein du public, une forme de lassitude politique.

Force est d’ailleurs de constater que la mesure de recouvrement de 3,3 milliards $ proposée par le Parti libéral du Québec n’a su convaincre ni les commentateurs politiques ni l’électorat québécois. Le miroitement des trésors cachés dans les niches fiscales offshore ne suffit plus à compenser l’absence de politiques structurantes des plateformes électorales. Comme le rappelait récemment un journaliste de La Presse canadienne, « tous les gouvernements veulent s’attaquer aux paradis fiscaux, avec des résultats mitigés » – pourquoi le prochain réussirait-il ?

 

Face à la crise, renflouer les coffres

Si l’électorat a dédaigné la proposition libérale, ce n’est pourtant pas par désintérêt pour les enjeux fiscaux. La récente crise de l’inflation a mené les partis politiques à déployer des trésors d’inventivité pour financer les mesures de mitigation des effets de cette crise sur le pouvoir d’achat des ménages, mais aussi sur le solde budgétaire de l’État.

De toutes ces mesures, la proposition de Québec solidaire s’est démarquée, notamment par la réaction qu’elle a suscitée au sein des autres partis. Le plan de réforme fiscale solidaire, axé autour d’une double mesure d’augmentation de l’impôt sur les grandes fortunes et d’instauration d’un impôt sur les successions, a soulevé maintes critiques. Les autres partis politiques ont dénoncé en chœur ce plan perçu comme une attaque contre le monde entrepreneurial québécois, certains allant jusqu’à qualifier la seconde mesure de taxe sur les morts.

Loin de faire exception cependant, la mesure d’imposition proposée par Québec solidaire s’inscrit dans une tendance politique plus vaste, qui revendique une répartition plus juste des responsabilités fiscales. En Europe, par exemple, où l’inflation galopante se double d’une crise énergétique sévère, la Commission européenne a déjà décidé d’imposer une timide taxe supplémentaire sur les « superprofits », ces bénéfices records dégagés par les sociétés des secteurs de l’énergie. Face à la disproportion des conséquences de la crise sur les ménages les moins nantis, les gouvernements ne peuvent plus se voiler le regard ; comme le reconnaît Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne,

« par les temps qui courent, il n’est pas juste de percevoir des revenus et de profits records extraordinaires en profitant de la guerre sur le dos des consommateurs ».

La popularité de telles mesures n’est cependant pas garante de leur succès politique. Au Québec comme en Europe, l’éventualité d’une augmentation d’impôts fait frémir les défenseurs du libre marché. On dénonce alors les répercussions de ces ponctions sur la capacité d’investissement des entreprises ou sur la compétitivité de certains secteurs industriels nationaux. Or, on le sait, le capital tolère mal ces contraintes et dispose, du reste, des ressources nécessaires pour s’y soustraire. La magistrate française Eva Joly, dans une entrevue récente, évoquait ainsi l’exemple du géant de l’énergie Total, qui par un stratagème fiscal subtil parvient encore à éviter l’impôt français sur les bénéfices ; chez nous, le ministre de l’Économie Pierre Fitzgibbon avouait encore l’an dernier ne pas savoir si la multinationale Amazon payait ne serait-ce qu’un sou d’impôt au fisc québécois…

 

L’angle mort

Il faut donc, paradoxalement, reconnaître un certain degré de justesse aux craintes des apôtres du laisser-faire économique. Dans l’état actuel des choses, les sociétés les plus profitables semblent effectivement bénéficier d’une longueur d’avance sur les autorités fiscales. À la perspective d’une augmentation d’impôts est immédiatement opposée la menace d’une fuite des capitaux vers les cieux jugés plus propices des législations de complaisance. Curieusement, ce genre de menace est exercée sans crainte d’opprobre : les États semblent avoir admis le phénomène de l’exil fiscal au nombre des lois naturelles qui régissent le marché international. Cette reconnaissance est commode, puisqu’elle permet d’écarter du revers de la main les revendications en faveur d’une plus grande justice fiscale. Les États renoncent pourtant ainsi à des recettes fiscales considérables avant même d’avoir jugé de leurs bienfaits.

Pourquoi les États cèdent-ils à cette pression ? Ils ont été, pour ainsi dire, contraints de rendre les armes. L’apparition de niches fiscales durant les années 1950 a contribué à établir le modèle contemporain d’un État inféodé aux intérêts privés des entreprises multinationales. L’intégration de ces niches à l’économie maintenant mondialisée a entraîné les États dans une course à l’attractivité et à la moins-disance fiscale. La concurrence fiscale engagée depuis lors a amené les pays à libéraliser leurs marchés intérieurs, à alléger les responsabilités financières des entreprises, mais également à rendre plus « flexibles » les règles des régimes fiscaux nationaux.

L’accélération de l’exil fiscal constitue ainsi l’angle mort de tout programme d’augmentation des impôts qui néglige le renforcement du système fiscal. Le phénomène de concurrence fiscale établit un lien clair entre, d’une part, l’attrait qu’exercent les exigences minimales des paradis fiscaux sur les contribuables fortunés et, d’autre part, le sous-financement chronique des États. Or, envisagée seule, l’imposition des « superprofits » et autres revenus excédentaires se révèle incapable de freiner la dynamique lancée à toute allure. Il ne suffit pas d’exiger une plus grande contribution de la part de ceux qui en sont capables ; encore faut-il savoir capter les sommes visées.

 

Assurer ses arrières

Une appréhension juste de la lutte contre le recours aux paradis fiscaux implique une réévaluation du potentiel dont elle est porteuse. Selon les estimations, ce sont ainsi entre 615 et 740 milliards $ qui sont, chaque année, soustraits aux trésors publics des pays du monde entier au titre du seul impôt sur les sociétés ; additionné aux sommes cachées par les particuliers, ce chiffre atteint les environs des 1000 milliards $ de pertes fiscales. Bien loin donc du simple mirage dénoncé par les journalistes au cours des dernières années, le phénomène du recours aux paradis fiscaux acquiert, par son ampleur, une embarrassante réalité : chaque dollar dérobé au trésor public avec la complicité des centres financiers offshore est un dollar de moins investi dans la réfection de nos routes, la modernisation de nos hôpitaux ou encore la construction de nouvelles écoles. Tâche herculéenne certes, le recouvrement de ces sommes ne devrait cependant pas être laissé au hasard des effets de mode, mais au contraire constituer une priorité pour chaque gouvernement en exercice.

Plus largement encore, la défense de l’intégrité du régime fiscal national est garante de la souveraineté qu’exerce l’État dans la gestion de ses affaires. Le cas de la taxation des « superprofits » le montre bien, l’étanchéité des coffres de l’État constitue l’une des conditions de possibilité de la mise en œuvre efficace des politiques publiques. Lutter contre les paradis fiscaux, c’est donc – pour reprendre le mot de la députée européenne Manon Aubry – s’attaquer à la « locomotive » du phénomène d’évitement fiscal, qui entraîne à sa suite l’effritement de la souveraineté de l’État. Une intervention résolue est nécessaire, afin d’endiguer la perte collective de pouvoir politique aux mains d’obscures sociétés cachées dans les paradis fiscaux. « Encaisser » doit désormais être entendu en son sens le plus large, celui de fondement du bien commun.