Pourquoi lutter contre les paradis fiscaux ?

Il est difficile de savoir précisément quels sont les impacts des paradis fiscaux, car, par définition, ce qui se passe dans les paradis fiscaux est caché.

Les économistes sont cependant formels : les paradis fiscaux sont des plaques tournantes du système financier mondial et le recours à leurs avantages fiscaux est en constante augmentation. Ainsi, selon la Banque des règlements internationaux, près de la moitié des transactions financières passent par des paradis fiscaux.

La proportion de la richesse mondiale cachée dans les paradis fiscaux

s’élèvent à 40%

Les pertes fiscales canadiennes engendrées annuellement par le recours aux paradis fiscaux atteignent

10 000 000 000 $

58 législations

qui, aujourd’hui, répondent aux critères de paradis fiscal établis par Oxfam

L’ampleur du problème

Ce constat fait, il faut encore se donner les moyens de mettre la main au collet des contrevenants fiscaux – individus ou entreprises. Une étape essentielle consiste à évaluer les sommes dérobées aux États et à identifier les échappatoires qui permettent aux contribuables fortunés de se soustraire à leurs responsabilités fiscales.

À l’échelle internationale, le Tax Justice Network produit depuis quelques années un tableau des plus grands contributeurs au problème mondial des paradis fiscaux à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur l’« État de la justice fiscale ». Dans ce tableau, le TJN évalue entre autres la proportion des pertes fiscales subies et infligées par chacun des pays à l’échelle mondiale. Il fournit un portrait intéressant des relations fiscales entre les pays, qui met directement en cause les pays riches dans le vol à grande échelle que constitue l’évitement fiscal.
Le gouvernement fédéral canadien a mis sur pied une méthode d’évaluation de l’écart fiscal global, c’est-à-dire de la différence enregistrée entre la somme des impôts qui devraient être payés et celle qui est effectivement versée par les contribuables. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette méthode a négligé jusqu’à ce jour des facteurs aussi importants que le recours aux paradis fiscaux.

Cependant une approche nous permet d’appréhender l’ampleur du problème : celle du calcul des investissements directs canadiens à l’étranger (IDE). En mesurant l’activité des contribuables canadiens dans les pays à faible activité économique, nous sommes en mesure de mettre le doigt sur les paradis fiscaux préférés des contrevenants canadiens. En 2023, six des dix pays qui ont accueilli le plus d’investissement étrangers canadiens sont des paradis fiscaux notoires – les Bermudes, le Luxembourg, la Barbade, les Pays-Bas, les Îles Caïmans et Hong Kong. À ce propos, les IDE dans certains de ces paradis fiscaux sont d’ailleurs en forte progression depuis une décennie, comme le montre ce graphique

Quelle activité économique justifie qu’un minuscule État comme les Bermudes, qui compte à peine 64 000 habitants, a pu comptabiliser en 2023 pour plus de 135,8 milliards de dollars d’investissements directs en provenance du Canada ? En guise de comparaison, le Royaume-Uni, partenaire économique historique du Canada, n’accueillait la même année que 121,42 milliards…

Naturellement, ces investissements à destination des paradis fiscaux sont artificiels. Ils témoignent de l’écart bien réel qui existe entre le lieu où une richesse est créée et celui où elle est déclarée. Ils témoignent également de la nonchalance de nos gouvernements face à cet état de fait.

Les autorités canadiennes se sont longtemps montrées inefficaces face aux stratagèmes des contrevenants fiscaux les plus voraces.

Les impacts économiques, sociaux et politiques des paradis fiscaux

Le recours aux paradis fiscaux, souvent présenté comme un enjeu technique, a pourtant des conséquences bien concrètes qui se font sentir dans nos vies quotidiennes. Sous-financement des services publics, érosion des institutions démocratiques, déséquilibres économique et politique, financement d’activités illicites – de nombreuses raisons motivent notre lutte contre l’évitement fiscal.

Sous-financement des services publics

Couper dans les services publics au nom de la rigueur budgétaire : c’est le sacrifice que sont prêts à faire régulièrement nos gouvernements.

La rigueur budgétaire n’est pourtant pas qu’une question de dépenses, mais aussi de revenus. Les gouvernements québécois et canadien ferment les yeux sur les pratiques des grandes entreprises et des individus fortunés, qui les privent annuellement de milliards de dollars de recettes fiscales. Comment prétendre à la rigueur face à ce laisser-aller?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le recours aux paradis fiscaux, qui engendre au moins 10 milliards de pertes annuelles (estimé partiel), entraîne des conséquences dévastatrices pour nos services publics. En réduisant les revenus de l’État, l’évitement fiscal limite le champ d’action des gouvernements dans la poursuite de leur mission. À l’heure où les inégalités sociales prennent des proportions extrêmes, où nos infrastructures « craquent de partout » et où la situation environnementale exige un sérieux coup de barre public, l’irresponsabilité consiste non pas à faire augmenter les dépenses, mais plutôt à se priver des moyens de nos ambitions.

Inégalités face aux institutions publiques

L’exception sur laquelle repose l’évitement fiscal cultive une méfiance à l’égard de la capacité de l’État à faire prévaloir le bien commun. Dans ce contexte, le cliché de la luxueuse station balnéaire, avec ses plages et ses palmiers, a quelque chose de vrai. Les paradis fiscaux, mais plus généralement aussi les échappatoires pratiquées à même les lois fiscales du pays, ménagent à ceux qui en ont les moyens un privilège inacceptable. Tant qu’il sera possible pour les plus fortunés et les plus puissants d’éviter légalement l’impôt, on maintiendra en place un système à deux vitesses qui réserve aux contribuables un traitement différencié en vertu de leur revenu.

En plus de compromettre la mission de l’État, le recours aux paradis fiscaux fait également reposer un fardeau fiscal de plus en plus lourd sur les épaules du contribuable moyen. On constate ainsi au Canada, depuis une cinquantaine d’années, une baisse constante de la proportion des contributions des entreprises au trésor public – au détriment du contribuable moyen, qui hérite de la facture. C’est une situation profondément injuste : non seulement la population voit la qualité des services publics diminuer à cause des pertes de revenus, mais c’est elle qui doit en assumer les plus lourdes dépenses.

Multinationales : un déséquilibre économique et politique

Les scandales fiscaux des dernières années l’ont bien montré : les paradis fiscaux font partie intégrante du fonctionnement des grandes sociétés multinationales. Celles-ci, en effet, exploitent, dès leur création, le réseau financier offshore pour s’affranchir des contraintes juridiques et fiscales instaurées par les États. Les multinationales sont ainsi capables de générer des profits colossaux, qui font de ces entreprises des acteurs économiques et politiques appartenant à une classe à part.

Les effets en sont perceptibles dans plusieurs sphères de la société. Politiquement, les multinationales exercent une influence considérable sur les gouvernements locaux, que ce soit par l’entremise de lobbyistes ou bien en raison de leur statut d’employeur. On voit même de ces élites s’impliquer carrément dans des partis politiques. Face aux exigences des multinationales, rares sont les décideurs politiques qui osent imposer…

Économiquement, la mainmise des multinationales sur des pans entiers de l’économie entraîne un bouleversement des règles de la concurrence. Pour les PMEs d’abord, qui respectent les règles du jeu et se trouvent incapables de compétitionner avec ces entités-mondes qui se soustraient à leurs responsabilités fiscales. Pour les travailleuses et travailleurs ensuite, qui à travers le réseau de filiales apparentées se trouvent mis en compétition avec une main-d’œuvre soumise ailleurs à des conditions plus difficiles. Pour les États enfin, qui se trouvent entraînés par les paradis fiscaux dans une course effrénée au moins-disant fiscal.

Financement de la criminalité

Pour les réseaux criminels, l’existence de paradis fiscaux est une aubaine. Le recours, par les cartels et autres organisations mafieuses, aux facilités du réseau offshore pour blanchir le fruit de leurs activités n’est pas un accident : il se trouve inscrit dans l’ADN même des paradis fiscaux. Comme les multinationales parvenant à imposer leur régime d’exception aux sociétés démocratiques, les groupes criminels exploitent la complaisance et l’opacité des régimes offshore pour intégrer leurs gains aux flux financiers propres et se rendre invisibles aux yeux des autorités.

Lutter contre les paradis fiscaux, c’est limiter le recours à ces sauf-conduits et s’assurer que, partout, il incombe aux citoyen.ne.s et aux organisations des responsabilités comparables. L’impunité que favorisent les paradis fiscaux entretient l’état d’injustice actuel.