La lutte contre le recours aux paradis fiscaux est, comme plusieurs aiment à le rappeler, un enjeu éminemment technique. Une part considérable de cette lutte consiste dans la traduction d’une réalité qui n’existe qu’à travers le langage technique obscur des droits fiscal et comptable en une demande politique claire, énoncée dans un langage accessible. La plus récente campagne du collectif Échec aux paradis fiscaux met d’ailleurs l’accent sur plusieurs de ces outils, qu’elle place au cœur de ses revendications. Le plus connu d’entre eux est certainement le registre des bénéficiaires effectifs (RBE).
Le RBE, c’est une base de données qui recense les personnes physiques, les êtres humains en chair et en os, qui ont la propriété ultime ou exercent un contrôle effectif d’une société.
En mettant un nom et un visage sur les bénéficiaires effectifs, le RBE permet de #démasquer les artisans des sociétés anonymes et de mettre en échec plusieurs stratagèmes d’évitement fiscal. Depuis son adoption par plusieurs pays, les RBE contribuent à l’assainissement de l’administration fiscale, suscitant chez les contrevenants et les facilitateurs de l’évitement fiscal une crainte croissante.
L’actualité des dernières semaines nous a d’ailleurs fourni une nouvelle occasion de le constater. Le 22 novembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a mis brutalement fin au régime d’accès public aux registres des bénéficiaires effectifs (RBE). Saisie par deux sociétés du Luxembourg – plaque tournante du secret bancaire et de l’évasion fiscale à l’européenne –, la CJUE a été amenée à se prononcer sur la conformité de cet accès public aux droits enchâssés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le jugement, historique, sauvegarde la structure actuelle des RBE européens, mais interdit aux États membres d’ouvrir les bases de données au grand public, invoquant « le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel » pour ce faire.
Bien que la question de l’accès public paraisse secondaire dans la bonne administration des RBE, il ne faut pas se leurrer sur la portée du jugement de la CJUE. Comme nous l’avons déjà défendu ailleurs, l’accès public constitue l’une des conditions élémentaires d’un RBE fort et audacieux. L’histoire récente l’a montré, les nombreux blocages de la coopération internationale et les lenteurs de l’administration fiscale ont longtemps fait le jeu des bénéficiaires des flux financiers illicites. Or, c’est l’accès public aux bases de données sur la propriété effective qui permettait de pallier ces défauts. En limitant cet accès public, la CJUE entrave entre autres l’essentiel travail de vérification entrepris par les journalistes et les ONG spécialisées, qui faisaient jusqu’alors office de véritables chiens de garde de l’éthique fiscale.
Plus qu’une simple décision administrative donc, le jugement de la CJUE renvoie, selon certains spécialistes, l’Europe « à l’âge obscur de l’argent sale ».
Cet âge obscur, l’Union européenne venait pourtant à peine d’en émerger. L’accès public obligatoire aux registres nationaux des bénéficiaires ultimes n’a été instauré qu’en 2018, dans le cadre de la mise en œuvre de la cinquième Directive anti-blanchiment. Déjà à l’époque, la mesure tenait du rattrapage plutôt que de l’initiative politique : accablée par les scandales découlant des nombreux « leaks » de documents financiers, l’Union européenne s’était vue contrainte de resserrer les paramètres de son environnement fiscal afin de contrer les flux illicites de capitaux.
Initiative ou réaction, la Directive n’en semblait pas moins intimider les potentiels contrevenants fiscaux. Les deux sociétés luxembourgeoises à l’origine du recours, dont l’une est d’ailleurs citée dans des documents issus de la fuite des Pandora Papers, visaient juste en s’en prenant au caractère public des registres : lui-même conséquence du travail journalistique qui nous a révélé les « leaks », le régime d’accès public aux RBE menaçait d’accroître durablement la surveillance citoyenne des principaux corridors financiers.
Mais le recours a eu l’effet escompté. Quelques heures à peine après la publication du jugement de la CJUE, le Luxembourg et les Pays-Bas fermaient l’accès à leur RBE, jusqu’alors accessible par tous en ligne. Plusieurs autres pays de l’UE devraient leur emboîter le pas au courant des prochaines semaines. Il n’en fallait guère plus pour neutraliser l’un des principaux outils de lutte pour la justice fiscale.
Une décision de mauvais augure ?
Il est encore difficile, quelques semaines seulement après la reddition du jugement, d’évaluer l’incidence de la décision de la CJUE sur les programmes de RBE mis en œuvre par les autorités fiscales nationales hors UE. Cette décision, cependant, met au jour avec une clarté inédite l’enjeu démocratique qui sous-tend les nombreuses revendications en faveur d’un registre des bénéficiaires fort.
Le gouvernement fédéral a en effet mené cet automne des rondes de discussion en vue de l’instauration d’un registre fédéral des bénéficiaires effectifs, l’un des principaux objectifs législatifs fixés par la ministre des Finances Chrystia Freeland. Une fois n’est pas coutume, la proposition du gouvernement rejoint – du moins, en partie – les exigences des observateurs les plus stricts en matière de transparence : la solution idéale de la ministre Freeland consisterait, selon une source gouvernementale, en un registre pancanadien publiquement accessible et facile d’utilisation, centralisant l’ensemble des informations émanant des organismes fédéraux et provinciaux. Seulement, l’instauration d’un tel registre public et complet requiert l’aval des dix provinces, défi politique considérable compte tenu de la réticence de certaines d’entre elles – notamment l’Alberta et son « Alberta First Act ». À défaut d’une entente avec les provinces, le fédéral devrait se rabattre sur un registre composé à partir des informations détenues par l’Agence du revenu du Canada, informations dont le caractère confidentiel ferait obstacle à l’objectif d’accès universel du registre fédéral.
Ici comme en Europe, c’est ainsi la défense du principe de respect de la vie privée – ou du moins c’est ce qu’avancent les opposants aux RBE – qui devient le talon d’Achille de l’accès public aux registres des bénéficiaires ultimes. Ce principe, on le sait, est l’une des pierres angulaires des démocraties libérales, un acquis historique conquis de haute lutte et inscrit à même les chartes modernes de droits fondamentaux. Chaque menace au principe de respect de la vie privée, aussi légitime soit-elle, doit faire l’objet d’un délicat exercice de pondération des intérêts, duquel les tribunaux tant européens que canadiens sont familiers. Seules les exceptions jugées minimes et strictement nécessaires sont tolérées.
Ces exigences en tête, on s’étonne de ne voir personne en Europe célébrer cette victoire d’un droit fondamental sur une source d’ingérence étatique.
Personne, ou presque : la décision est bien sûr saluée par des cabinets comptables et des avocats-fiscalistes, mais aussi par des oligarques et des sociétés multinationales, autrement dit par ceux qui ont un intérêt à l’affaiblissement du régime fiscal. L’interdiction de l’accès public aux RBE signifie pour eux la fin de la vigilance citoyenne, le ralentissement du processus de vérification des renseignements fiscaux et, ultimement, le retour à une forme outrancière d’impunité. Ceux-ci tirent donc un avantage démesuré de ce renforcement de la protection des droits de l’individu, là où l’opinion générale, largement en faveur d’un régime fiscal plus transparent, semble plutôt connaître un revers.
L’invocation de l’individu et de sa vie privée est ainsi, dans cette affaire, au mieux un prétexte. L’idole de l’individualité qu’agitent ces défenseurs improvisés de la vie privée cache mal la visée de leur entreprise : hautement abstraite, il est difficile de voir dans cette « individualité » autre chose que la poursuite d’intérêts égoïstes.
En témoigne d’ailleurs le dossier de cour de l’une des parties requérantes, bâti autour du scénario fictif – et hautement improbable – dans lequel un individu anonyme courait le risque de se faire kidnapper en raison de renseignements obtenus à partir d’un RBE.
La CJUE, en donnant raison aux deux sociétés, a donc cédé à un argument vicié, qui compromet désormais la capacité de l’État à faire avancer l’intérêt du plus grand nombre. Cette victoire, avant d’être celle des libertés individuelles, est d’abord celle des facilitateurs et des bénéficiaires des stratagèmes d’évitement fiscal.
Le revers européen doit faire, pour nous, office de mise en garde. Le Canada se voit aujourd’hui offrir la possibilité de contourner l’obstacle technique en convenant d’une solution politique, démocratique plus adaptée. Plutôt que de se reposer sur les données confidentielles de l’ARC, il faut continuer d’exercer une pression politique sur les différents gouvernements concernés afin que ceux-ci donnent aux citoyennes et citoyens canadiens le RBE qu’ils méritent. Un RBE fort n’est, rappelons-le, qu’un premier pas dans la lutte aux stratagèmes d’évasion et d’évitement fiscal. Ce premier pas doit donc en être un décidé, orienté en vue d’une plus grande justice fiscale. La balle est plus que jamais dans notre camp. À nous de jouer.